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mercredi 26 octobre 2016

L’île des esclaves (1725) de Marivaux, scène 2, discours de Trivelin



L’île des esclaves (1725) de Marivaux, extrait de la scène 2
Le discours de Trivelin



TRIVELIN. −  Ne m'interrompez point, mes enfants. Je pense donc que vous savez qui nous sommes. Quand nos pères, irrités de la cruauté de leurs maîtres, quittèrent la Grèce et vinrent s'établir ici dans le ressentiment des outrages qu'ils avaient reçus de leurs patrons, la première loi qu’ils y firent fut d'ôter la vie à tous les maîtres que le hasard ou le naufrage conduirait dans leur île, et conséquemment de rendre la liberté à tous les esclaves ; la vengeance avait dicté cette loi ; vingt ans après la raison l'abolit, et en dicta une plus douce. Nous ne nous vengeons plus de vous, nous vous corrigeons ; ce n'est plus votre vie que nous poursuivons, c'est la barbarie de vos cœurs que nous voulons détruire ; nous vous jetons dans l'esclavage pour vous rendre sensible aux maux qu'on y éprouve : nous vous humilions, afin que, nous trouvant superbes, vous vous reprochiez de l'avoir été. Votre esclavage, ou plutôt votre cours d'humanité dure trois ans, au bout desquels on vous renvoie si vos maîtres sont contents de vos progrès ; et, si vous ne devenez pas meilleurs, nous vous retenons par charité pour les nouveaux malheureux que vous iriez faire encore ailleurs, et, par bonté pour vous, nous vous marions avec une de nos concitoyennes. Ce sont nos lois à cet égard ; mettez à profit leur rigueur salutaire, remerciez le sort qui vous conduit ici ; il vous remet en nos mains durs, injustes et superbes. Vous voilà en mauvais état, nous entreprenons de vous guérir; vous êtes moins nos esclaves que nos malades, et nous ne prenons que trois ans pour vous rendre sains, c'est-à-dire humains, raisonnables et généreux pour toute votre vie.

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L’île des esclaves (1725) est une comédie en prose de Marivaux, en un acte comportant onze scènes. Quatre personnages échouent sur une île. Ce sont deux couples de maîtres et valets : Euphrosine et sa servante Cléanthis, d’une part, et Iphicrate et son valet Arlequin, d’autre part. Dans la scène 2, la loi de l’île est présentée par Trivelin, le gouverneur, qui accueille les naufragés. On verra en quoi son discours est une leçon de morale qui prépare par étapes les maîtres à un programme de rééducation.

I) Un exorde autoritaire

- L’impéro-négation associée au verbe « interrompre » (« Ne m'interrompez point, mes enfants ») a pour objectif d’imposer le silence et de demander l’attention de l’auditoire.
- La désignation paternaliste « mes enfants » adoucit le ton autoritaire de l’ordre liminaire et induit une attente de soumission de la part des auditeurs ainsi infantilisés.
- La deuxième phrase correspond à une figure de rhétorique, la prétérition : « Je pense donc que vous savez qui nous sommes ». La conjonction de conséquence « donc » a une valeur phatique et la présentation des habitants de l’île va suivre. Cette phrase est destinée à éveiller la curiosité de l’auditoire qui craint de ne pas être informé et redouble d’attention. 

II) L’historique de l’île ou l’art d’inquiéter

- L’historique se fait avec les temps du récit : le passé simple et le plus-que-parfait. Ces temps révolus peuvent rassurer car les mœurs décrites ne sont plus en usage.
- Cependant le lexique des rapports entre maîtres et esclaves est largement utilisé et est associé au vocabulaire de l’humiliation et de la vengeance (« maîtres, patrons, cruauté, ressentiment, outrages, vengeance »). Les pères fondateurs de l’île quittèrent la Grèce, lieu d’oppression, de leur propre initiative et choisirent leur nouvelle résidence. La première loi de l’île fut celle du talion extrême : les maîtres « que le hasard ou le naufrage conduirait dans l’île » étaient exécutés et les esclaves libérés ; les situations de pouvoir sont inversées. Un tel préambule ne peut qu’inquiéter les maîtres naufragés qui écoutent ce récit.

III) Le triomphe de la raison ou comment rassurer

- « La raison » est sujet de phrase (« vingt ans après la raison l'abolit »), c’est le ressort de l’action. « Raison » s’oppose à « vengeance ». La nouvelle loi s’appuie sur la notion qui est si chère aux philosophes du XVIIIe siècle.
- Le temps de gestation est de vingt ans, c’est le temps d’une génération. Marivaux montre que la sagesse ne s’acquiert pas instantanément et que les douleurs provoquées par l’injustice des dominants mettent du temps à s’effacer.

IV) Le programme de redressement

- Quantitativement, ce passage est le plus long et il est central dans le discours, c’est dire son importance.
- On note l’emploi de « nous » qui insiste sur le caractère collectif de l’application de la loi.
- Le champ lexical de la leçon est largement utilisé : « nous vous corrigeons / votre cours d’humanité / si vos maîtres sont mécontents de vos progrès ». Il est associé au vocabulaire de l’esclavage. La leçon consiste à faire subir aux maîtres la condition des esclaves.
- Les structures binaires de certaines phrases mettent en évidence le changement survenu avec l’application de la loi de raison : « nous ne nous vengeons plus, nous vous corrigeons / ce n’est plus votre vie que nous poursuivons, c’est la barbarie de vos cœurs que nous voulons détruire ».
- Les objectifs sont clairement définis : « pour vous rendre sensibles aux maux / afin que nous trouvant superbes, vous vous reprochiez de l’avoir été ». L’expérience de l’humiliation doit amener une double réaction : la prise de conscience et le repentir des anciens maîtres. Le lexique moral est dominant dans ce passage.
-  La durée de trois ans est ensuite fixée sans aucune précision sur le contenu du programme de redressement. Deux solutions sont envisagées à l’issue du stage : le renvoi ou le maintien sur place avec mariage, selon que la leçon a porté ou non. En conséquence et malicieusement, le mariage est une punition ; pour justifier ce drôle de châtiment deux raisons sont données : « nous vous retenons par charité pour les malheureux que vous iriez faire encore ailleurs, et par bonté pour vous, nous vous marions avec une de nos concitoyennes ». Trivelin ne semble pas prévoir que les concitoyennes puissent s’en trouver malheureuses ! Peut-être est-ce aussi une solution nataliste, à moins que le mariage ne soit dans son esprit une autre forme d’esclavage…

V) La péroraison ou l’hymne à la guérison

- Des impératifs d’encouragement : « mettez à profit / remerciez le sort » marquent la conviction et l’enthousiasme de Trivelin.
- Des oppositions entre deux séries de trois adjectifs : « durs, injustes et superbes » et « humains, raisonnables et généreux » donnent de l’emphase à la fin du discours et constituent l’apothéose de cette pédagogie du retournement de statut.
- La métaphore filée du traitement médical qui prend le relais du vocabulaire de la leçon : « vous voilà en mauvais état, nous entreprenons de vous guérir / vous êtes moins nos esclaves que nos malades » assimile le programme éducatif à une cure de désintoxication.
- Enfin, on peut remarquer que jamais Dieu n’est évoqué. Au début du discours, il est fait allusion au « sort » qui semble conduire le destin des hommes. La raison, elle, étant le garant de la bonne conduite sociale. Il s’agit donc d’une rééducation morale, intellectuelle et sociale et non d’un endoctrinement religieux.

Le programme de l’île est-il une utopie ? Oui, dans le sens où l’accès à ce lieu est difficile, où la microsociété vit en autarcie, isolée des autres contrées. Non, du fait que rien n’est dit sur son organisation politique, économique ou religieuse. On sait que c’est une république avec des cantons et c’est tout. Ce que suggère Marivaux c’est que le hasard qui nous fait naître maître ou valet peut aussi retourner cette situation. Cet échange des rôles qui est caractéristique de son théâtre peut être ressenti comme un avertissement aux privilégiés. Cependant Marivaux n’est pas subversif jusqu’au bout puisque tout rentrera dans l’ordre préétabli grâce à la magnanimité des valets. Les maîtres retrouveront leur statut sans même devoir suivre le cours d’humanité de trois ans puisqu’ils bénéficieront d’une remise de peine pour bonne conduite. Marivaux vise dans cette courte comédie non pas l’esclavage des Noirs comme le feront Montesquieu ou Voltaire mais l’inégalité sociale de l’Ancien Régime. Beaumarchais, en 1784 ira plus loin dans l’audace et la contestation avec le personnage de Figaro. Et la Révolution de 1789 abolira les privilèges et fera triompher le principe d’égalité.

L'île des esclaves par la Compagnie Altaïr en 2008, ici Arlequin et Iphicrate.


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Voici une variante pour expliquer cette scène : le plan thématique

I) Un discours péremptoire

- Une structure nette avec exorde, narration, exposition de la thèse et péroraison.
- Des tournures d’insistance et des circonstancielles de but pour faire entrer la leçon.
- Un ton paternaliste et des impératifs pour dire la loi.
- Le recours aux images frappant l’imagination : l’école et la maladie.

II) Une méthode pour corriger

- Opposition entre un passé de vengeance et un présent de raison.
- La pédagogie de l’expérience avec un vocabulaire moral.
- Une durée et des conditions de sortie du stage de rééducation.

III) Une utopie ?

- Le choix du vocabulaire moral et médical laisse présager une grand confiance dans les notions de vertu, raison et cœur.
- Le lieu choisi est caractéristique des utopies. L’époque reculée participe du même objectif.
- La notion de progrès et l’enthousiasme final de Trivelin montrent l’aspect chimérique du projet. Les bons sentiments restent trop présents.


Céline Roumégoux (octobre 2016)