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vendredi 14 octobre 2016

Bérénice de Racine, commentaire acte V, scène 5



Bérénice (1670) de Jean Racine
Acte V, scène 5


 
Titus, Bérénice, Phénice

BERENICE
Non, je n'écoute rien. Me voilà résolue :
Je veux partir. Pourquoi vous montrer à ma vue ?
Pourquoi venir encore aigrir mon désespoir ?
N'êtes-vous pas content ? Je ne veux plus vous voir.

TITUS
Mais, de grâce, écoutez.

BERENICE
Il n'est plus temps.

TITUS
Madame, Un mot.

BERENICE
Non.

TITUS
Dans quel trouble elle jette mon âme !
Ma Princesse, d'où vient ce changement soudain ?

BERENICE
C'en est fait. Vous voulez que je parte demain ;
Et moi, j'ai résolu de partir tout à l'heure ;
Et je pars.

TITUS
Demeurez.

BERENICE
Ingrat, que je demeure !
Et pourquoi ? Pour entendre un peuple injurieux
Qui fait de mon malheur retentir tous ces lieux ?
Ne l'entendez-vous pas, cette cruelle joie,
Tandis que dans les pleurs moi seule je me noie ?
Quel crime, quelle offense a pu les animer ?
Hélas ! Et qu'ai-je fait que de vous trop aimer ?

TITUS
Ecoutez-vous, Madame, une foule insensée ?

BERENICE
Je ne vois rien ici dont je ne sois blessée.
Tout cet appartement préparé par vos soins,
Ces lieux, de mon amour si longtemps les témoins,
Qui semblaient pour jamais me répondre du vôtre,
Ces festons, où nos noms enlacés l'un dans l'autre
A mes tristes regards viennent partout s'offrir,
Sont autant d' imposteurs que je ne puis souffrir.
Allons, Phénice.

TITUS
 O ciel ! Que vous êtes injuste !

BERENICE
Retournez, retournez vers ce sénat auguste
Qui vient vous applaudir de votre cruauté.
Hé bien ! Avec plaisir l'avez-vous écouté ?
Etes-vous pleinement content de votre gloire ?
Avez-vous bien promis d'oublier ma mémoire ?
Mais ce n'est pas assez expier vos amours :
Avez-vous bien promis de me haïr toujours ?

TITUS
Non, je n'ai rien promis. Moi, que je vous haïsse !
Que je puisse jamais oublier Bérénice !
Ah dieux ! Dans quel moment son injuste rigueur
De ce cruel soupçon vient affliger mon cœur !
Connaissez-moi, Madame, et depuis cinq années
Comptez tous les moments et toutes les journées
Où par plus de transports et par plus de soupirs
Je vous ai de mon cœur exprimé les désirs :
Ce jour surpasse tout. Jamais, je le confesse,
Vous ne fûtes aimée avec tant de tendresse ;
Et jamais...

BERENICE
Vous m'aimez, vous me le soutenez ;
Et cependant je pars, et vous me l'ordonnez !
Quoi ? Dans mon désespoir trouvez-vous tant de charmes ?
Craignez-vous que mes yeux versent trop peu de larmes ?
Que me sert de ce cœur l'inutile retour ?
Ah, cruel ! Par pitié, montrez-moi moins d'amour.
Ne me rappelez point une trop chère idée,
Et laissez-moi du moins partir persuadée
Que déjà de votre âme exilée en secret,
J'abandonne un ingrat qui me perd sans regret.
(il lit une lettre.)
Vous m'avez arraché ce que je viens d'écrire.
Voilà de votre amour tout ce que je désire.
Lisez, ingrat, lisez, et me laissez sortir.

TITUS
Vous ne sortirez point : je n'y puis consentir.
Quoi ? Ce départ n'est donc qu'un cruel stratagème ?
Vous cherchez à mourir ? Et de tout ce que j'aime
Il ne restera plus qu'un triste souvenir !
Qu'on cherche Antiochus : qu'on le fasse venir.
(Bérénice se laisse tomber sur un siège.)

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 « Ce n’est point une nécessité qu’il y ait du sang et des morts dans une tragédie » écrit Racine dans la préface de Bérénice (1670). Il n’est point nécessaire non plus de compliquer l’intrigue : « Toute l’invention consiste à faire quelque chose de rien ». En effet, l’action de la tragédie se résume à un sacrifice d’amour au profit de la raison d’Etat, « inuitus inuitam », c’est-à-dire « malgré lui, malgré elle ». Titus, empereur romain, renonce à Bérénice, reine de Palestine, qu’il aime et qu’elle aime : « Je l'aime, je le fuis ; Titus m'aime, il me quitte ». Dans la scène 5 de l’acte V, on assiste au dialogue des deux amants avant la séparation inéluctable. C’est en quelque sorte la dernière tempête de la passion avant le calme de la résignation. La parole essaie de lutter contre le temps tragique de la séparation. Dès lors l’échange est impossible car la raison d’Etat remplace la fatalité tragique et il ne reste qu’une alternative désespérée : prolonger l’impossible duo.

I) La dernière lutte : la joute verbale

A) La colère de Bérénice

- Par l’expression du refus d’écouter, avec l’emploi de la négation, la brièveté et la sécheresse de ses phrases : « Non, je n'écoute rien. / Je ne veux plus vous voir. / Il n'est plus temps. ».
- Par l’expression de l’indignation marquée par des questions oratoires : « Pourquoi vous montrer à ma vue ? / Pourquoi venir encore aigrir mon désespoir ? / N’êtes-vous pas content ? »
- Par des reproches métonymiques : « ingrat (×3) / cruel ».
- Par le lexique de la résolution de partir : « Me voilà résolue / je veux partir / Et moi j’ai résolu de partir tout à l’heure / Et je pars ».

B) La parole confisquée à Titus

- L’échange impossible, dans lequel aucun accord sentimental ne peut s’exprimer, se traduit par des stichomythies où l’alexandrin est segmenté (signe de discorde) sur sept répliques : « Mais, de grâce, écoutez […] Demeurez. »
- Titus désigne même  Bérénice à la troisième personne comme dans un aparté : « Dans quel trouble elle jette mon âme ! »
- La répartition du temps de parole est inéquitable. Bérénice lance le dialogue et monopolise le discours : Titus ne reprend la main qu’à la fin de la scène en lançant des ordres pour empêcher Bérénice de se suicider.

II) Raison d’Etat contre passion humaine

A) Mise en accusation

- Bérénice souligne l’incohérence de Titus  dans ses contradictions : « Vous m’aimez, vous me le soutenez ; / Et cependant je pars, et vous me l’ordonnez ! »
- Elle met en cause le peuple romain qui la hait et veut la chasser : « Pour entendre un peuple injurieux / Qui fait de mon malheur retentir tous ces lieux, / Ne l’entendez-vous pas cette cruelle joie… »
- Le sénat, la raison d’Etat et le souci de la gloire personnelle de Titus sont pointés du doigt : «  Retournez, retournez vers ce sénat auguste / Qui vient vous applaudir de votre cruauté ; / Hé bien ! Avec plaisir l’avez-vous écouté ? / Etes-vous pleinement content de votre gloire ? »

B) L’élégie désespérée

- La souffrance de Bérénice est présente dans le lexique qui la connote : « désespoir, malheur, tristes regards », la métaphore de la noyade : « dans les pleurs moi seule je me noie. » et dans l’interjection : « Hélas ».
- Le rappel de son amour est appuyé : « […] vous trop aimer / mon amour ».
- L’évocation des lieux et des objets témoins de l’amour passé : « Tout cet appartement préparé par vos soins / Ces festons, où nos noms enlacés l’un dans l’autre » marque le regret des preuves matérielles de cet amour impossible.

Lambert Wilson (Titus) et Carole Bouquet (Bérénice)

III) Prolonger le duo  pour figer le temps

A) Comment Bérénice  pousse-t-elle Titus à la protestation d’amour ?

- En se justifiant contre l’hostilité des Romains à son égard : « et qu’ai-je fait que de vous trop aimer ? ».
- En accusant Titus de se délecter de son chagrin : « N’êtes-vous pas content ? / Dans mon désespoir trouvez-vous tant de charmes ? ».
- En le soupçonnant de haine et d’oubli dans des parallélismes de construction : « Avez-vous bien promis d’oublier ma mémoire ? Avez-vous bien promis de me haïr toujours ? ».
- En lui laissant lire une lettre d’adieu où elle annonce son suicide : « Lisez, ingrat, lisez ».

B) Titus poussé à réagir

- En adoptant le même tempo pour contredire Bérénice : «  (Bérénice) Et je pars (3 syllabes) / (Titus) Demeurez » (3 syllabes).
- En reprenant les paroles de Bérénice pour protester (anadiploses) : « (Bérénice) Avez-vous bien promis… / (Titus) Non, je n’ai rien promis / (Bérénice) […] et me laissez sortir / (Titus) Vous ne sortirez point ».
- En s’emparant du discours dont il était privé pour rappeler les marques durables de son amour : « […] et depuis cinq années / Comptez tous les moments et toutes les journées / Où par plus de transports et par plus de soupirs / Je vous ai de mon cœur exprimé les désirs ».
- En réitérant sa déclaration d’amour au présent : « Ce jour surpasse tout ; jamais, je le confesse, / Vous ne fûtes aimée avec tant de tendresse… ».
- En reprenant l’initiative en cherchant un allié pour empêcher Bérénice de se tuer : « Qu’on cherche Antiochus, qu’on le fasse venir. »

Ainsi dans ce dialogue tendu où Bérénice agresse Titus et lui confisque la parole s’exprime la fatalité tragique qui prend la forme de la raison d’Etat qui sépare les amants. Le duel devient pourtant un duo élégiaque dans lequel Bérénice pousse Titus à la protestation d’amour et où éclate le paradoxe absurde : s’aimer et pourtant se quitter. Racine laisse entendre par la voix de Bérénice qu’un autre choix était possible : choisir l’amour plutôt que le pouvoir. Les contemporains du dramaturge ont bien saisi l’allusion au renoncement de Louis XIV à son premier amour Marie Mancini, la nièce de Mazarin, pour l’infante d’Espagne pour des raisons politiques. Cette scène « inutile » puisque Titus ne reviendra pas sur sa décision est une tentative désespérée de figer le temps pour retarder l’inéluctable. Les personnages en sortent grandis : Titus qui privilégie le devoir et Bérénice qui surmonte son chagrin et décide de vivre loin de son amour. Musset écrira deux siècles plus tard dans Nuit de mai (1835-1837) : « Les plus désespérés sont les chants les plus beaux. / Et j'en sais d’immortels qui sont de purs sanglots. »