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vendredi 20 mars 2015

Andromaque de Racine, acte IV, scène 5, commentaire de la tirade d'Hermione



Racine, Andromaque, acte IV, scène 5, vers 1356 à 1386

La tirade d’Hermione : la passion fatale

Voir le texte intégral ICI 

Hermione
Je ne t'ai point aimé, cruel ? Qu'ai-je donc fait ?
J'ai dédaigné pour toi les vœux de tous nos princes ;
Je t'ai cherché moi-même au fond de tes provinces ;
J'y suis encor, malgré tes infidélités,
Et malgré tous mes Grecs honteux de mes bontés.
Je leur ai commandé de cacher mon injure ;
J'attendais en secret le retour d'un parjure ;
J'ai cru que tôt ou tard, à ton devoir rendu,
Tu me rapporterais un cœur qui m'était dû.
Je t'aimais inconstant, qu'aurais-je fait fidèle ?
Et même en ce moment où ta bouche cruelle
Vient si tranquillement m'annoncer le trépas,
Ingrat, je doute encor si je ne t'aime pas.
Mais, Seigneur, s'il le faut, si le ciel en colère
Réserve à d'autres yeux la gloire de vous plaire,
Achevez votre hymen, j'y consens ; mais du moins
Ne forcez pas mes yeux d'en être les témoins.
Pour la dernière fois je vous parle peut-être.
Différez-le d'un jour, demain, vous serez maître...
Vous ne répondez point ? Perfide, je le vois :
Tu comptes les moments que tu perds avec moi !
Ton cœur, impatient de revoir ta Troyenne,
Ne souffre qu'à regret qu'un autre t'entretienne.
Tu lui parles du cœur, tu la cherches des yeux.
Je ne te retiens plus, sauve-toi de ces lieux,
Va lui jurer la foi que tu m'avais jurée,
Va profaner des dieux la majesté sacrée.
Ces dieux, ces justes dieux n'auront pas oublié
Que les mêmes serments avec moi t'ont lié.
Porte au pied des autels ce cœur qui m'abandonne,
Va, cours ; mais crains encor d'y trouver Hermione.
Eric Ruf (Pyrrhus), Léonie Simaga (Hermione) Comédie-Française 2011

Dans certaines pièces classiques, le personnage principal n’apparaît que tardivement, comme Tartuffe dans la pièce éponyme de Molière qui n’entre en scène qu’au troisième acte. Racine, dans sa tragédie Andromaque (1667), reporte à l’acte IV scène 5 la première entrevue entre Pyrrhus et Hermione, rencontre pourtant attendue depuis le deuxième acte.
C’est donc à l’issue de plusieurs revirements concernant son projet matrimonial que le roi d’Epire annonce froidement à la fille d’Hélène qu’il renonce à l’épouser, contrairement à l’accord politique fait avec les Grecs. Il épouse sa captive troyenne Andromaque. Hermione, éperdument éprise de Pyrrhus, avait déjà appris indirectement cette décision et avait même ordonné à Oreste d’éliminer Pyrrhus pendant la cérémonie. Mais en amoureuse passionnée, elle se met à espérer encore à la vue de Pyrrhus et ne peut que s’indigner devant le cynisme et la muflerie de ce dernier. Nous observerons comment le désespoir d’amour d’Hermione se transforme en violence absolue dans sa longue tirade de réponse. D’abord, nous examinerons sa tentative pathétique pour crier son amour et pour toucher Pyrrhus, puis nous  analyserons  comment elle en vient à des imprécations tragiques.

I) Comment toucher Pyrrhus dans l’espoir fou de le retenir

A) L’historique d’une passion persévérante

- Après deux questions rhétoriques qui marquent son indignation : « Je ne t’ai point aimé, cruel ? Qu’ai-je donc fait ? », Hermione va faire en quelque sorte l’historique de son amour sur les huit alexandrins suivants.
- Elle réagit au discours plein d’indifférence de Pyrrhus par une accumulation des preuves de son amour en employant une série de « Je » anaphoriques associés à des verbes de l’accompli : « J’ai dédaigné … Je t’ai cherché … Je leur ai commandé … ». Elle retrace ainsi tous les sacrifices et humiliations qu’elle a endurés pour gagner le cœur de Pyrrhus : « J’attendais en secret le retour d’un parjure ». Cette omniprésence de l’énonciation personnelle signale un registre à la fois lyrique et pathétique car elle est associée au lexique de la souffrance et de l’humiliation, résumé par le terme « injure ». 
- Le tutoiement qu’elle adopte, contrairement à sa réplique précédente, est autant un signe de la perte de la maîtrise de soi que de sa volonté de se rapprocher plus intimement de Pyrrhus.

B) Déclarer son amour au risque de manquer à la bienséance

- Dès le début de la tirade, Hermione emploie le verbe « aimer » au passé : « Je ne t’ai point aimé, cruel ? » et l’utilise à nouveau dans le vers elliptique avec l’argument a fortiori  « Je t’aimais inconstant, qu’aurais-je fait fidèle ? » pour le répéter, au présent cette fois « Ingrat, je doute encore si je ne t’aime pas ». Malgré l’atténuation de la tournure négative qui fait figure de litote, la déclaration d’amour est explicite.
- L’espoir fou affleure avec les verbes « croire » ou « attendre » et le rappel de la légitimité de ses désirs « Tu me rapporterais un cœur qui m’était dû ».
- L’insistance sur le ici et maintenant qui pourrait encore renverser la situation en sa faveur est marquée par les expressions suivantes « J’y suis encore » et « Et même en ce moment ». Hermione s’accroche à sa passion et ne peut concevoir qu’elle ne soit pas réciproque. Il faut reconnaître que les tergiversations de Pyrrhus pouvaient la maintenir dans cette espérance.

C’est donc en amoureuse humiliée qu’Hermione répond à Pyrrhus qui lui avait déclaré « Il faut se croire aimé, pour se croire infidèle ». Elle justifie son amour, essaie d’attendrir Pyrrhus en lui présentant des preuves et même, elle espère qu’il cèdera, touché par la force de sa déclaration et de sa conviction. Mais elle se heurte à un mur d’indifférence et de mutisme.




II) La malédiction d’Hermione

A) La progression dramatique de son discours

- Devant l’impassibilité de Pyrrhus, elle essaie la distanciation et revient au vouvoiement de convention et à l’apostrophe respectueuse « Seigneur ». Le lexique relatif à la fatalité, qui la brime ou qui  lui fera justice, scande la tirade. L’expression de la mort ou de la volonté divine est présentée comme sujet tout-puissant ou instrument de la vengeance  « si le ciel en colère » (vers 1369), « Ces dieux, ces justes dieux n’auront pas oublié » (vers 1383).
- Elle feint alors d’accepter une fatalité qui la dépasse « Achevez votre hymen, j’y consens ». Mais aussitôt elle y met deux conditions « Ne forcez pas mes yeux d’en être les témoins » et « Différez-le d’un jour, demain vous serez maître … ». Ces deux injonctions sont à mettre en relation avec le vers intermédiaire « Pour la dernière fois, je vous parle peut-être ». C’est une allusion assez claire à son intention de suicide. Pyrrhus pourra être dégagé de ses obligations envers elle si elle meurt avant son mariage. Mais elle a aussi à l’esprit l’ordre qu’elle a donné à Oreste de l’assassiner au début de la cérémonie ce jour-même. Elle est dans l’urgence tragique et ne sait plus comment gagner du temps ou le retarder et elle veut susciter une réaction de la part de Pyrrhus.
- Cependant, Pyrrhus se tait et c’est insupportable : « Vous ne répondez point ? ». Dès lors, plus d’autre alternative que le déchaînement de sa colère.

B) Les imprécations D’Hermione

- C’est d’abord la jalousie qui éclate avec le tutoiement revenu : « Ton cœur, impatient de revoir ta Troyenne » et qui enfle sur quatre vers (1376-1379). La désignation de sa rivale Andromaque par les termes « ta Troyenne » montre à la fois son mépris pour l’étrangère illégitime et sa rage de la savoir l’élue du cœur de Pyrrhus.
- Curieusement, sur la fin de sa tirade, Hermione n’injurie plus Pyrrhus comme elle l’a fait avant, le traitant successivement de « cruel, parjure, perfide ». Elle adopte à présent l’ironie tragique avec des encouragements en antiphrases : « sauve-toi […] va lui jurer […] va profaner ». Pour elle, la partie est perdue, elle le sait.
- Enfin, à bout de stratégies, elle use de l’imprécation et de la menace : celles des Dieux qui punissent les parjures et les traîtres mais surtout les siennes : « Va, cours. Mais crains encore d’y trouver Hermione ». Ce dernier alexandrin est remarquable pour plusieurs raisons. D’abord son rythme croissant (1/1/5/5) amplifie le danger. Ensuite, les monosyllabes des quatre premiers mots mimant des coups (« Va, cours. Mais crains ») et le martèlement des occlusives [k, d, t] préfigurent la violence du meurtre qui se prépare. Enfin, c’est un semi emprunt au célèbre vers de Don Diègue dans le Cid de Corneille qui incite son fils à le venger : « Va, cours, vole et nous venge ». C’est comme si le jeune Racine, au début de sa carrière dramatique et avant d’être en compétition avec son aîné, voulait lui rendre hommage et se plaçait ainsi lui-même dans la catégorie des grands dramaturges. La tirade d’Hermione se clôt sur son prénom comme si elle se dédoublait, ne se possédait plus. Si Pyrrhus reste de marbre, son gouverneur dans la courte scène qui suit a bien conscience du danger : « Gardez de négliger une amante en fureur ».

La passion, tragique par essence, apparaît comme une force irrésistible qui envahit l’être, incapable de résister. Révélant progressivement la puissance du sentiment amoureux qui l’anime, Hermione, « amante en fureur », montre, à travers une longue tirade, semblable à un immense cri de douleur, que la passion déchire et qu’elle conduit inexorablement à la mort. La rhétorique poétique qui met à nu le cœur d’Hermione exacerbe la passion dans une scène qui oscille entre l’aveu et la rupture. Dans cette scène, c’est pourtant Hermione qui est magnifique dans sa souffrance et sa colère, Pyrrhus, lui, est odieux. Quel besoin malsain a-t-il de venir humilier Hermione en lui faisant « une scène de rupture » alors qu’il n’a pas daigné la voir jusqu’alors ? C’est bien ce que ses contemporains ont reproché entre autres à Racine. Pourtant, cette scène a son importance car elle était l’ultime chance d’arrêter la catastrophe. Cet ultimatum est aussi l’occasion de montrer la violence des mots qui tuent plus sûrement que le poignard ou du silence insupportable qui pousse au crime … Parler ou se taire ? La passion est plus forte que le langage.

Cours de Céline Roumégoux (mars 2015)

Voir autres scènes commentées de Andromaque 

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 Et le commentaire de l'affiche du spectacle                                                                                                                                       
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