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mercredi 18 mars 2015

Affiche spectacle Andromaque, compagnie Viva : commentaire d'image



Lecture d’image : l’affiche de la pièce Andromaque de Racine
pour le spectacle de la compagnie Viva en 2015

Giorgio de Chirico peint en 1917  Hector et Andromaque, peinture métaphysique représentant le couple mythique sous forme de mannequins serrés l’un contre l’autre au moment des adieux. C’est peut-être cette peinture célèbre qui a inspiré Anthony Magnier, le concepteur de l’affiche du spectacle de la compagnie Viva, pour la pièce Andromaque de Racine jouée en 2015. On y voit en effet, les deux personnages féminins principaux Andromaque et Hermione, la première sous la forme d’un mannequin et la seconde incarnée par une femme bien réelle.

Chirico Andromaque et Hector (1917)

Affiche Andromaque Compagnie Viva (2015)
Compagnie Viva
Dossier du spectacle ICI 

et la vidéo de présentation ICI

On s’interrogera sur le sens de cette affiche. On montrera son étrangeté et ses transgressions des codes de la bienséance classique puis son symbolisme bien en rapport avec le sens profond de la pièce de Racine.

I) Une représentation énigmatique

A) Le choix singulier des femmes et de leurs postures

- Anthony Magnier a choisi de faire figurer seulement deux personnages de la pièce : Andromaque debout au centre de l’affiche, bras le long du corps et Hermione à demi couchée à ses pieds. Il prend donc le parti de mettre en opposition ces deux femmes à l’exclusion des hommes. Cela montre qu’il concentre l’intérêt de la pièce sur l’affrontement des femmes et propose donc une interprétation orientée de la tragédie de Racine par ce choix.
- Mais en regardant bien, on s’aperçoit qu’Andromaque est un mannequin, du genre de ceux en plastique qu’on trouve dans les boutiques de prêt à porter, et qu’elle est nue, avec juste un voile de tulle blanc qui la couvre en transparence de la tête aux hanches et une traîne dans le dos jusqu’au sol. Loin d’être « sexy », elle est quasi squelettique selon la norme exigée pour les mannequins et son corps, éclairé par une lumière artificielle hors champ venant de la droite, est livide comme celui d’un cadavre. Elle est statique et hiératique. On devine à peine ses cheveux blonds relevés en chignon sous le voile. Toutes les marques de la féminité et de la sexualité sont ainsi gommées.
- Quant à Hermione, elle est à terre devant Andromaque, le corps en déséquilibre face aux spectateurs et la tête de profil, le visage tourné vers le haut. Elle crie, bouche grande ouverte, en direction d’Andromaque. Elle est vêtue d’un manteau de fourrure noir sur une robe dorée très échancrée avec des bijoux. Elle est bien vivante, elle, mais porte des couleurs de deuil et de luxe et surtout un poignard sanglant dans sa main droite placée entre ses jambes repliées. Ses cheveux châtains se déploient en cascade bouclée à la verticale vers le sol au-dessus de sa main gauche crispée comme pour griffer. Sa féminité et son « animalité » sauvage sont donc largement suggérées.

B) Les écarts par rapport au code de la bienséance classique de la tragédie

- La nudité est proscrite par le code de la bienséance du théâtre classique et même si Andromaque est un mannequin, on voit très clairement son corps, même s’il n’est pas attirant. Ce qui intrigue le plus, c’est qu’elle porte un voile de mariée et rien d’autre. La parure la plus importante, la robe de mariée, manque. Elle ne pourrait pas se présenter dans cette tenue à une cérémonie de mariage car elle provoquerait un vrai scandale et ce serait porter atteinte à l’aspect public et sacré de la cérémonie.
- La posture d’Hermione est impudique, elle est à demi couchée sur le sol, son épaule gauche est dénudée, on dirait qu’elle est à peine vêtue sous son manteau de fourrure et ses bijoux sont clinquants. Hermione ressemble à une prostituée de luxe
- La lame sanglante du couteau, entre ses cuisses, est pointée vers l’angle inférieur gauche de l’affiche, exposant bien la lame rougie au premier plan. Hermione est dans la posture de celle qui vient de commettre un crime et hurle de douleur ou de rage. Le couteau est un symbole phallique évident et la place qu’il occupe ne fait que renforcer  la connotation sexuelle et renforcer l’aspect bestial et instinctif d’Hermione. La violence et la sexualité sont ainsi clairement montrées, ce qui contrevient encore aux règles de la bienséance. Tout doit être raconté et suggéré et non pas montré.

Cette affiche interpelle et peut choquer a priori. Si on ne connaît pas encore l’histoire de la pièce, on se demande pourquoi l’une de ces femmes est un mannequin nu avec un voile de mariée et pourquoi l’autre, une vraie femme, tient ainsi un poignard ensanglanté et hurle à la mort aux pieds de l’autre. De la femme mannequin qui représente Andromaque se dégage une impression d’artifice et de mort et de celle qui est à terre, Hermione, une force sauvage et animale. Les deux figures sont inquiétantes. Le décor neutre, arrière-plan et sol gris-bleu unis et confondus, ressemble au vide, une sorte de néant où les deux personnages semblent perdus. Comment donc interpréter cette affiche ?

II) Une représentation symbolique du drame féminin selon Racine

A) Hermione ou  la violence de la passion racinienne : la chair

- Au premier plan, en diagonale, se détache en noir, or et rouge d’abord le corps d’Hermione. La contre-plongée place le regard sur elle en bas de l’affiche au niveau des yeux des spectateurs et l’élève sur Andromaque qui occupe toute la hauteur de l’affiche. La posture d’Hermione est d’une violence inouïe, à cause de son cri qui ressemble à celui d’une louve qui hurle à la mort, du poignard sanglant pointé droit devant elle et des couleurs de la mort, de la passion et du luxe qu’elle arbore.
- On se demande qui elle a tué, si elle va encore massacrer le bizarre mannequin dénudé qui est derrière elle et qu’elle semble regarder ou si elle va retourner le couteau contre elle-même. Les connaisseurs de la pièce savent qu’elle tient le poignard, dont les Grecs, poussés par Oreste et instrumentés par Hermione, se sont servis pour assassiner Pyrrhus. Ils savent aussi qu’elle va l’utiliser pour se suicider sur le corps de celui qu’elle aimait sans réciprocité et qui venait d’épouser Andromaque, sa rivale troyenne.
- Pourtant, l’affiche laisse planer le sens et insinue qu’Hermione est dangereuse pour elle comme pour les autres et qu’elle est torturée par une passion charnelle et violente. Elle a la posture d’un animal qui se traîne sur le sol immatériel, d’une prostituée vénale avide de luxe et de désirs sensuels et en même temps d’une femme à la fois blessée et blessante.

B) Andromaque ou la mariée malgré elle : l’esprit

- Par l’angle de prise de vue et sa place centrale tout en verticalité, Andromaque est sublimée et grandie par rapport à Hermione. Elle la domine de toute sa taille. Elle est nimbée par son voile lumineux et blanc comme une icône sacrée. Elle est immobile et droite comme une statue et regarde droit devant elle. Bien que dénudée, elle est digne et froide.
- Le voile qui couvre le haut de son corps est la trace transparente du mariage imposé par Pyrrhus. Elle reste libre et ne donnera ni son corps ni son cœur et encore moins son esprit au fils de l’assassin d’Hector, son premier et unique époux. C’est elle la veuve spirituelle et sa couleur est le blanc de la pureté et de la fidélité à Hector, à Troie et à son fils Astyanax. C’est Hermione qui porte la couleur du deuil et de la mort, c’est elle la vraie veuve de Pyrrhus tandis qu’Andromaque devient reine et future restauratrice de Troie.
- Son corps nu et artificiel montre deux aspects de la situation d’Andromaque : d’abord son isolement, son dépouillement au sens figuré puisqu’elle a tout perdu à l’exception de son fils et qu’elle est otage en terre ennemie, elle est la princesse nue de Troie ; ensuite, elle est le jouet des désirs et conflits des autres, ses ennemis, et qui n’appartiennent pas à sa génération. C’est pourquoi, elle est représentée sous la forme d’un mannequin de mode. C’est aussi parce qu’elle ne peut plus éprouver d’amour si ce n’est pour un mort et pour un enfant : son cœur est plein du passé et aspire à le restaurer. Elle seule a un héritier, tandis que les enfants des héros grecs n’ont pas de postérité et n’en auront pas car ils s’entretuent ou deviennent fous.

Anthony Magnier, directeur artistique de la Compagnie Viva, metteur en scène, 
comédien (Pyrrhus dans Andromaque) et concepteur de l'affiche du spectacle


Si le concepteur de l’affiche, Anthony Magnier, a choisi de représenter seulement Hermione et Andromaque, c’est parce que les hommes sont soumis à leurs lois et à leurs désirs et qu’elles sont le vrai moteur de l’action. Hermione incarne la passion dévastatrice et criminelle qui déclenche la catastrophe finale tandis qu’Andromaque est le symbole de la vertu, des valeurs du passé et l’espoir de l’avenir. Elle sert des intérêts supérieurs et se détache de la chair pour représenter l’esprit, le devoir. Elle est la revanche légale des vaincus troyens massacrés à cause déjà de l’inconduite d’une femme, Hélène, à l’origine de la guerre de Troie. Les Grecs se perdent à cause des femmes. Andromaque, d’après l’étymologie de son nom, est celle qui combat les hommes et qui les vainc …


Cours de Céline Roumégoux (mars 2015)

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